Le Code civil et les ouvriers (1888)
Arthur Desjardins
La montée en puissance de l’idéologie socialiste au XIXe siècle conduit de nombreux juristes, économistes et autres intellectuels à réclamer une législation spéciale pour encadrer les relations professionnelles entre certains ouvriers et leurs employeurs. Il était régulièrement dit que le code civil – qui régissait à l’époque l’essentiel des relations de travail – demeurait insuffisant pour résoudre la « question ouvrière » étant donné le déficit de précisions et de réglementations concernant le contrat de louage de service, convention alors traditionnellement utilisée pour permettre aux uns d’acheter les services des autres selon un très haut degré de flexibilité. Les relations de travail pouvaient en effet être rompues librement sous réserve de quelques normes d’usage en matière de préavis qui, si elles n’étaient pas respectées, pouvaient donner lieu au versement de dommages et intérêts.
L’argument des socialistes consistait à prétexter la situation exceptionnelle de dépendance de l’ouvrier vis-à-vis de son employeur pour justifier une législation qui déroge au droit commun des contrats. Ces revendications préfigurent ainsi notre droit du travail contemporain qui, au nom de la subordination singulière qui caractériserait le travailleur salarié, institue des protections spéciales au bénéfice de celui-ci. Mais cette revendication était, à l’époque, loin de faire l’unanimité.
C’est ainsi que le jurisconsulte Arthur Desjardins, magistrat et membre de l’Académie des sciences morales et politiques, prend la plume en 1888 pour défendre le rôle du code civil dans l’encadrement des relations de travail. Dans un article paru dans la Revue des deux Mondes, il répond à ceux qui accusent le code civil d’être insuffisamment précis. Arthur Desjardins met ainsi en avant l’humilité des rédacteurs du code civil, bien conscients que le louage de service se présente sous de multiples formes. C’est pourquoi il est, selon lui, inutile d’imposer des standards uniformisés aux parties contractantes. Selon le jurisconsulte, personne d’autre que les parties impliquées n’est qualifié pour définir le contenu d’un contrat. Ceci explique la sobriété des rédacteurs du code civil et leur souhait de laisser le plus d’espace possible au libre-jeu des conventions.
Plus fondamentalement, Arthur Desjardins met en avant l’aspect inégalitaire des revendications socialistes. En effet, il conteste la pertinence de la distinction opérée entre l’ouvrier dépendant et l’entrepreneur indépendant. Arthur Desjardins rappelle que tous les producteurs – qu’ils soient salariés ou indépendants – sont logés à la même enseigne. Dans une économie de marché, n’importe quel travailleur est soumis aux exigences et aléas du jeu de l’offre et de la demande. En instaurant des protections spéciales à une catégorie de travailleurs et non à une autre, une législation ouvrière dérogatoire se rendrait donc immédiatement coupable de rupture de l’égalité civile, à l’image de la prolifération des statuts particuliers qui définissaient l’économie de l’Ancien régime.
POUR CITER CET OUVRAGE :
Arthur Desjardins, « Le code civil et les ouvriers », La Revue des deux Mondes, Mars 1888, p.350 à 386